Faire croire

A. CROIRE

1. Croire ce qu’on pense, croire ce qu’on dit

En général, sauf dans le cas du doute, d’une crise, d’une hésitation, on croit que ce qu’on pense est vrai. Essayer de croire une chose qu’on sait fausse se révèle impossible : on aura beau se répéter que la terre est de forme cubique, cela ne finira pas par nous convaincre que cette proposition est vraie.

En croyant que ce qu’on dit est vrai, il peut y avoir un effet supplémentaire : on peut entraîner les autres à nous croire, mais cela ne saurait suffire : une personne athée de bonne foi (qui dit ce qu’elle croit vrai) ne convaincra ni ne persuadera une personne croyante de bonne foi (qui croit que ce en quoi elle croit est vrai). La réciproque est vraie également.

2. Vérité et croyance

Partons de la redondance ci-dessus : « croire que ce en quoi l’on croit est vrai ». Discutons la du point de vue logique. L’énoncé  »2+2=4 est vrai » n’ajoute rien (car il lui est équivalent) à l’énoncé « 2+2=4 » De même, « Je crois en Dieu » est équivalent à « Je crois que Dieu existe » ou « Je tiens pour vraie l’assertion ‘’Dieu existe’’. » Cela a conduit le mathématicien, logicien et philosophe Frege et le mathématicien, logicien et économiste Ramsey à avancer l’idée que la vérité n’a pas de définition, hormis peut-être celle-ci : « est vrai ce qui est réel », définition qui conduit à de nouvelles difficultés : « qu’est-ce que la réalité ? ». Car si on répond que le réel, c’est ce qu’on voit, de nouveaux problèmes surgissent : voit-on les causes de la révolution française ? voit-on la gravité ?voit-on la pensée ? voit-on la liberté ? voit-on Pi ? Pourtant, le mot évidence, vient de videre, voir en latin, qui vient de eidos, idée en grec. Toutes les idées que nous formons sont des sortes de visions. Mais la visibilité de ce qu’on appelle un fait ou une idée n’est pas la même en toutes circonstances, ce qui conduit à la distinction entre savoir (qui repose sur une évidence) et croire (qui ne repose pas sur une évidence). Dire « j’ai mal » et « je sais que j’ai mal » sont équivalents, mais « je crois que j’ai mal » n’est même pas correcte :c’est une assertion privée de sens, comme si l’on disait : »j’ai mal à ton bras », exemple donné par Wittgenstein je crois). Le même Wittgenstein fait remarquer : « En effet, « Je sais » semble décrire un état de faits qui garantit comme fait ce qui est su. On est toujours oublieux de l’expression : « Je croyais que je le savais« . » (De la certitude, Gallimard, 1965, §12). Ainsi, quand nous disons « je sais », il est assez fréquent de cette affirmation devrait être précédée d’un « je crois » pour donner : « Je crois que je sais« . Je reparlerai ci-dessous de cela avec une formule de Descartes.

3. Évidence et savoir

En réservant l’expression « c’est évident » à ce qui mérite d’être qualifié d’évident, on peut dire sur la plupart des choses qui arrivent et qui constituent la réalité : « ce n’est pas évident », ce qui est équivalent et aussi vague que « ce n’est pas rose carmin », car il y a davantage de choses « non rose carmin » que « rose carmin ». Cela conduit à des problèmes comme celui du fondement de la théorie psychanalytique : dire de l’inconscient que c’est « ce qui n’est pas conscient », c’est dire quelque chose de très vague. On ne définit pas une chose en usant simplement d’une négation : définir un moteur à explosion par « qui n’est pas un moteur électrique » est manifestement très insuffisant.

Faut-il pour autant rejeter toute croyance qui repose sur une évidence insuffisante ? Dans ce cas, est-ce qu’on se marierait puisqu’on n’a aucune évidence suffisante que le mariage conduira au bonheur conjugal ? Quand on se marie, on est porté à croire que dans l’avenir, ce mariage sera réussi (or, le nombre des divorces est important). C’est en sachant qu’on accède au vrai, mais peut-on dire que toute vérité est sue ? Non, car il existe une infinité de vérités ignorées, celles qu’on connaîtra un jour si nous les jugeons utiles (il s’est avéré utile de savoir de quoi est faite l’eau), et celles qu’on ne connaîtra jamais parce que jugées sans intérêt (à quoi sert de connaître le nombre exact de cheveux qu’il y avait sur la tête de Mozart, ou combien de grains de sable contient le Sahara ?). Le pragmatisme est un courant de pensée fondé par Peirce (USA, 19e, https://fr.wikipedia.org/wiki/Pragmatisme) pour qui une proposition n’a de sens que sur le plan de ses conséquences pratiques. Le pragmatisme « vulgaire », quant à lui, dit plus sommairement et brutalement que la vérité est ce qui est utile et efficace (ce qui conduit au cynisme et à l’opportunisme, contraires à ce que pensait Peirce).

4. Théorie et pratique

Il faut distinguer théorie (ou contemplation) et pratique (ou action), pour mieux distinguer vérité et opinion. La contemplation se fait dans l’éternité, comme un astronome contemplant les galaxies, de façon objective, tandis que l’action se fait dans le temps, voire l’urgence, comme un militant politique cherchant à renverser le pouvoir, et son point de vue est subjectif. L’astronome élabore un savoir à partir d’hypothèses suivies de preuves, le militant élabore des stratégies et des tactiques, entourées d’espérances, de craintes, mais aussi de certitudes.

L’opposition entre contemplation et l’action se voit dans ces oppositions (en premier, ce qui est du côté de la contemplation, ou théorie, en second, ce qui est du côté de l’action, ou pratique) :

non temps de l’éternité vs temps de l’urgence, 

vérité vs opinion

savoir vs croyance

évidence vs illusion, 

connaissance vs ignorance,

objectivité vs subjectivité,

raison vs désir

dialogue vs discours, monologue et mythe,

convaincre vs persuader,

désintéressement vs intérêt,

nécessité, causalité vs pari hasard,

rationalisme vs décisionnisme (en politique, selon Vincent Descombes).

Pour Ramsey, notre décision d’agir (puis l’action commise) est décidée selon une estimation de sa probabilités de réussite, elle-même estimée selon un degré de croyance envers les informations qui conduisent à cette action : « le degré d’une croyance est une propriété causale de cette croyance, que nous pouvons exprimer de façon vague comme la mesure dans laquelle nous sommes prêts à agir sur le fondement de cette croyance. » (Ramsey ; je souligne)  Ce qu’on peut énoncer ainsi : les croyances vraies sont celles qui conduisent au succès de nos actions quel que soit le désir en jeu. (source : wikipédia) 

Il y a un cercle : j’agis parce que je crois en la probabilité de la réussite de cette action et cette probabilité repose sur des croyances.

Cependant, malgré les oppositions, une théorie peut conduire à l’action. Les théories sur l’atome ont conduit à Hiroshima et Nagasaki, ainsi qu’aux centrales nucléaires et à bien d’autres applications. Bien qu’il n’y ait pas entre elles d’opposition stricte, la contemplation et l’action ont peu de points en commun. En quoi « A = A » (le principe d’identité), ou « 2+2=4 » (l’application simple de ce principe) m’aident-ils à agir ? Quel rapport la participation à la prise du pouvoir a-t-elle avec la vérité ?

5. Savoir et croire

Depuis Platon (l’allégorie de la caverne, République, livres 6 et 7), on oppose vérité (alethéia signifie en grec « dévoilement ») et savoir (en grec épistémé) à opinion (en grec doxa, du verbe dokein, sembler) et croyance (en grec pisté, qui signifie aussi loyauté). Suivent les distinctions entre objectivité et subjectivité, connaissance et ignorance, preuve et supposition, démonstration et hypothèse.

La distinction entre savoir et croire conduit à s’interroger sur ce qu’on sait avec certitude. On a vu que peu de choses sont évidentes. Malebranche (17e) dit « les nombres, les figures et les mouvements.  » Ce serait réduire le vrai aux mathématiques, à la géométrie et la physique — j’ajoute qu’on n’a plus les certitudes du 17e siècle sur les corps et leurs mouvements : il suffit de penser aux particules élémentaires pour s’en convaincre, ou de lire À la recherche du réel de Bernard d’Espagnat.

Descartes a écrit : « Il y a de la différence entre croire et savoir qu’on croit. » Sartre, en bon cartésien, en conclut qu’il est impossible d’être un croyant de bonne foi (Sartre visait les religions, mais il aurait dû savoir que ça visait aussi sa foi communiste). Cependant, on peut se trouver dans un état de croyance tout en sachant qu’on croit puisqu’on ne sait pas avec certitude (c’est la bonne foi, qu’on soit dans le vrai ou dans l’erreur), ce qui signifie qu’on sait qu’on ne sait pas si « P » (une proposition de la forme « le soleil existera encore pendant 4,528 milliards d’années ») est vrai ou faux de façon certaine.

Peut-on parler de croyance vraie comme le dit Roger Pouivet  à propos du mathématicien et philosophe William Clifford dans son livre Qu’est-ce que croire ? (Vrin, p. 11). L’expression est aussi troublante que connaissance fausse. Il n’y a de connaissance que vraie, car sitôt invalidée, elle n’est plus une connaissance. D’un autre côté, dès qu’une croyance est avérée (jugée vraie), elle se métamorphose en connaissance. Si l’on croit que son mariage sera heureux, et s’il est effectivement un mariage heureux (donc jugé 30 ans plus tard, et après la mort d’un des conjoints, pour être certain qu’il n’y aura pas de changement), la croyance n’en est plus une, elle s’est transformée en savoir. Il n’y a donc pas de place pour des croyance vraies, sauf à confondre le moment où elle est encore une croyance, et l’autre moment où elle est devenue un savoir. La transformation qui a lieu entre ces deux moments vient du temps et de l’action qui se sont glissés entre théorie et pratique, notions abordés ci-dessus.

B. FAIRE CROIRE

1. Le message, l’émetteur et le récepteur

L’émetteur (terme de linguistique) dit quelque chose qu’il sait être faux ou douteux à un récepteur (terme de linguistique) qui lui ne sait pas que la chose est douteuse ou fausse. L’émetteur attend du récepteur une adhésion qui s’appelle croyance et qui fonctionne seulement si la confiance en ce qui est dit (ou dans l’émetteur) et le désir d’y croire sont présents.

Faire croire quelque chose à quelqu’un, ce n’est pas lui communiquer une connaissance, une vérité, car n’y a pas de connaissance fausse, seulement des hypothèses qui, avant d’être corroborées ou invalidées, peuvent être prises pour des vérités, comme le système ptoléméen, avant d’être remplacé par le système copernicien. Faire croire que la terre est au centre du monde à un astrophysicien ou à toute personne qui fait confiance aux savoirs en circulation est impossible. Tout savoir est relié à un ensemble d’autres savoirs et de croyances, une adhésion par habitude, par persuasion, par désir, par notoriété publique ou par autorité d’une parole (Einstein n’a jamais dit « Si l’abeille venait à disparaître, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre » ; ce sont des apiculteurs qui auraient inventé cette citation lors d’une manifestation à Bruxelles pour être mieux écoutés).

On peut aussi faire croire une chose à une personne dans son intérêt (ou dans un intérêt commun) pour réussir une action à laquelle elle renoncerait si elle croyait qu’elle va échouer. dans son entreprise.

2. « Faire croire » suppose plusieurs conditions

a)- une dissymétrie entre un émetteur qui sait ou qui croit savoir et un récepteur qui ignore ou qui feint d’ignorer : cette dissymétrie fait la force de celui qui sait, et la faiblesse de celui qui ne sait pas. Ce jeu est dangereux, car lorsque celui qui « fait croire » est démasqué, il y a renversement. Celui qui trompait est jugé comme perfide, menteur, charlatan. Dans Les liaisons dangereuses, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont savent des choses qu’ignorent leurs victimes. La Merteuil deviendra, une fois démasquée, victime quand ce qu’elle seule et Valmont savaient deviendra de notoriété publique. Valmont, devenant réellement amoureux de la Tourvel, sera conduit vers une sorte de suicide. Dans Lorenzaccio, le héros (Lorenzo, surnommé « le petit Lorenzo », car il feint la lâcheté) simule une amitié avec le duc Alexandre de Médicis, qu’il finira par assassiner au nom d’un idéal.

b)- un intérêt pour l’émetteur à divulguer l’information trompeuse : la Merteuil trompe Cécile et Valmont trompe la Tourvel, elle parce qu’elle veut se venger et lui parce qu’il veut obtenir de nouveau les faveurs de Merteuil et conquérir la Tourvel.

c)- un intérêt et une confiance du récepteur pour l’émetteur : Cécile croit Valmont parce qu’elle est amoureuse de Danceny et que Valmont lui propose son aide pour le retrouver la nuit, et elle croit la Merteuil qui feint de lui apporter son aide pour éviter le mariage avec Gercourt. Tous deux la trompent aussi en lui faisant croire qu’une vie de débauche est préférable à une vie chaste.

d)- un désir de faire croire chez l’émetteur et un désir de croire chez le récepteur : sans ce désir, il n’y a pas de la confiance  puisque la confiance elle-même repose sur une foi (cum fides). O, toute foi qui ne relève pas d’une évidence logique ou sensible — l’évidence n’a pas besoin de foi, soit dit en passant : je n’ai pas besoin de me croire vivant pour vivre — présuppose un désir. Mais nous ne vivons pas au milieu d’évidences, plutôt de choses plus douteuses les unes que les autres. Par ailleurs, le désir est toujours premier, pour nos choix, nos croyances, nos préférences, nos actions, nos passions. Pour corser le tout, le désir ne relève peut-être pas de nos prérogatives (comme l’enseigne Spinoza, ou René Girard, mais aussi la psychanalyse). Il faut désirer croire en Dieu pour y croire. Lorsque Don Juan dit « laissons cela » à Sganarelle qui vient de lui demander s’il ne croit pas en Dieu, il fait preuve d’une indifférence telle à l’égard du concept premier des religions qu’il est difficile d’imaginer chez lui un désir de Dieu (c’est la Femme, introuvable, qui a remplacé Dieu sur le trône, comme l’a vu Kierkegaard).

C. SE FAIRE CROIRE

On passe ici du rapport entre deux personnes au rapport avec soi-même. Ce qui se joue maintenant est davantage l’illusion (généralement incorrigible) que l’erreur et la tromperie (qui sont corrigibles). Il s’agit d’un fait psychologique qui fait vaciller la logique ordinaire du mensonge (pour laquelle il faut être deux pour qu’il y ait mensonge). On parle de « se mentir à soi-même », ce que Sartre nomme « mauvaise foi » dans le chapitre du même nom, peut-être le meilleur, en tout cas l’un des plus intéressants, du livre L’être et le néant (1942). Quand on est amoureux, on se raconte des histoires, on se fait croire qu’on aime une personne qui mérite cet amour. J’appelle cela le « Syllogisme de l’amour » : j’aime une personne extraordinaire, cette personne extraordinaire daigne m’aimer, donc je suis extraordinaire. Cela explique la douleur ressentie dans le désamour : que l’autre cesse de m’aimer et me voilà redevenu aussitôt quelqu’un d’ordinaire. On peut se faire croire qu’on a raison, qu’on est libre, qu’on est intelligent, qu’on est mal aimé, qu’on est bête, que ce qu’on a fait est juste, que notre poème est beau, qu’on va réussir ce concours, etc. Les croyances peuvent se porter sur nous-mêmes, nos oeuvres, nos actions. Il semble que sans leur soutien, l’existence humaine serait insupportable, voire impossible. C’est vrai de l’image qu’on a de soi comme de notre capacité à créer, à travailler, à aimer et à agir dans le monde.

D. LES MOTS ET LEUR ÉTYMOLOGIE

Ce dernier paragraphe vise à faire comprendre à quel point la croyance est présente partout dans la vie des hommes — et pas seulement dans la religion et l’amour : on rencontre de la croyance dans la totalité des rapports humains, y compris dans la politique et dans l’économie. Croire vient de credere, creditus (mettre sa confiance en quelqu’un) ; ce qui conduit à fides (foi, engagement solennel, serment, bonne foi, loyauté). On retrouve ces deux racines indo-européennes dans de nombreuses occurrences.

Pour fides : cum fides : confiance (avoir foi en quelqu’un) ; fidelis :  à qui on peut se fier (et son antonyme, infidelis) ; perfidus : trompeur ; fiduciarus : fiduciaire (concernant la monnaie, dite fiduciaire : le dollar, l’euro, le yen, le franc, le mark,… en sont ou en étaient) ; auto da fe (portugais) : autodafé, acte de foi (brûler des livres impies)

Pour credere : creditor, qui confie de l’argent ; credibilis : croyable ; credulus : crédule ; accredere : être disposé à croire (donne accréditer, faire reconnaître officiellement, accréditation).


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